Noureddine Bousfiha
LE CADASTRE INTIME
Mohamed Aligod, qui parvient à la peinture à l’heure du choix, en pleines études d’architecture, tourne résolument le dos à tous les compromis et entre délibérément dans l’esthétique du geste. L’enjeu est pour lui de gagner une liberté d’expression détachée, qui demeure ouverte aux grands influx naturels, et qu’il va développer dans le sens très personnel d’un lyrisme tendu vers l’exubérance.
Depuis longtemps, la peinture n’aura cessé d’être pour lui, ce fil vibratoire, par quoi peut s’établir une architectonique de la psyché avec l’influx d’une énergie dispensatrice de rythmes, d’un dynamisme essentiel. Mais il y a autre chose que l’exercice de ce processus assimilateur dans la pratique gestuelle de l’artiste: l’espoir d’attirer à soi, et pour quelle mystique et concrète résurrection du langage, la symbiose qui se laisse encore entrevoir dans deux thèmes prééminents : la musique et le corps féminin qui se mêlent intimement, s’identifient l’une à l’autre. Ce compagnonnage inscrit dans les toiles une partition qui en appelle à un système de « métasignes » qu’impulse une fraîcheur de l’évidence, nous renvoyant au projet de restituer aux corps un sens plus pur, celui-là même qui atteint dans les dernières toiles toute sa résonance.
La peinture d’Aligod hante parfois des spatialités pour sortir de l’opacité du silence l’identité des sujets. A l’aide de petites touches ambrées, de douces moirures ou de grandes rasades de bleu, de rouge, de violet foncé, et puis qu’importe toutes ces tintes éclatées, puisqu’à tout prendre l’artiste en joue en peintre-poète pour faire naître la saveur de l’excitant mental et visuel. Et on ne peut lui reprocher sa sentimentalité, sa modulation fantaisiste qui ne peuvent être que de vagues griefs esthétiques, mais qui assurent la continuité de l’œuvre, humanisant à souhait une démarche artistique qui affirme la supériorité de l’image sur la pensée abstraite.
Aligod nous donne du gracieux. Son travail dégage une logique sentimentale qui préside à toutes ses créations dans une écriture qui rayonne de lumière et de chaleur humaine. Tous les tableaux et tant d’autres de la première manière authentifient cette esthétique, mais avec les nouvelles toiles le mouvement se poursuit ; corps et musique se pénètrent indissolublement dans une peinture qu’il ne faut pas prendre comme une attitude, un engagement ; elle n’est rien que le reflet d’une sensibilité qui exprime et restitue quelques intermittences du cœur. Sans le moindre péché d’indifférence, nous percevons une passion spiritualisée que dissimule une très grande richesse intérieure.
Aligod évolue librement, oscillant entre, d’un côté, une figuration à la limite de l’abstraction, et de l’autre, une imagerie qui utilise des formes reconnaissables. Tout cela, il l’a réussi sans perdre sa fantaisie, sa spontanéité, sa force d’expression. La toile devient pour nous une présence charnelle, capable d’éveiller et de soutenir la passion. Etablir une corrélation entre la musique et le corps de la femme apparaît comme une mise en abîme où nous sommes invités à célébrer, dans un espace privilégié. Cette grammaire de signes réunit les éléments dans une même trajectoire : l’écriture d’un désir toujours inassouvi. La toile n’est plus la mise en présence de deux sujets que réunit l’ambition du peintre, mais bien le lieu où transite une même écriture : celle du désir. Et derrière la fusion des éléments, nous pouvons remarquer que se cache chez l’artiste le vertige heureux devant l’infinie plasticité des corps.
Aligod est ce peintre de l’éclat, de la vitalité et de la ferveur. Dans sa soumission radieuse à la substance du motif, il reconstruit selon cette prospective de l’absente/présente qui ne l’a jamais quitté. Il délimite son espace qu’il fixe dans le temps, libère ses papillements, ne redoutant point l’aveu silencieusement partagé. Il atteint ainsi à la transparence, presque jamais à la condensation. Une telle introspection implique une intuition d’une vérité esthétique sobre qui traduit si bien les évanouissements, les émergences, les apparitions et les disparitions. Le tout donné dans une perpétuelle évolution.
Face à toute cette générosité, interdisons-nous de voir du côté des canons formels qui risquent de nous faire croire qu’il y a là un sens nettement antiartistique. Les inventions formelles ne peuvent du reste satisfaire l’exubérance vitale. L’imagination du mouvement et du geste fait la beauté de l’œuvre. C’est hautement rétinien. Le processus créateur est instantané. Reflet et expression de l’âme de l’artiste qui donne forme à l’idée dans un maniérisme au sens le plus noble du terme, avec à la clef, des résultats d’une envergure poétique quasi permanente, conférant à l’œuvre son timbre, sa facture. Le problème du langage ne se pose pas, pas plus que celui des images. C’est un acte d’amour qui ignore la gratuité.
Aligod n’a pas son pareil pour instaurer des analogies afin de déceler les plus profonds mystérieux accords. Se situant au cœur des foisonnements, nul mieux que lui ne s’entend à reconstituer le cadastre intime.
Par Noureddine Bousfiha Sociologue et sémiologue de l’art et des littératures.